Quand les bailleurs financent des salles de classe neuves, des manuels et des projets pilotes ingénieux, il est facile d’y voir du progrès. Les bâtiments émergent, la scolarisation monte, et les responsables politiques peuvent exhiber des résultats tangibles. Mais derrière ces chiffres se cache une question plus discrète et urgente qui n’apparaît que rarement dans les rapports de projet: quel type d’esprit formons-nous à l’école?
Par Arthur C. Wolf – Centre for Philosophy for Children, University of the Fraser Valley, Canada
Aujourd’hui en Côte d’Ivoire, des interventions visibles foisonnent. Par exemple, UNICEF a soutenu la production de briques modulaires à partir de plastique recyclé pour construire des classes; des programmes comme TaRL (Teaching at the Right Level) cherchent à rattraper le retard en lecture et en calcul; et des mécanismes de financement appuyés par la Banque mondiale ont cherché à étendre l’accès préscolaire et primaire. Ces efforts répondent à des besoins matériels criants. Ils révèlent pourtant un angle mort: l’aide internationale conçoit souvent l’éducation comme une suite d’intrants et d’extrants (structures à bâtir, compétences à certifier) et oublie d’inscrire au bilan la formation du jugement critique et de l’imaginaire civique. Quelles en sont les conséquences pour la durabilité culturelle et psychologique de nos sociétés?
L’enseignement de la philosophie comble précisément cette lacune. Des approches pratiques, par exemple ‘Philosopher avec les Enfants’, apprennent aux élèves à poser de meilleures questions, à écouter, à donner des raisons et à négocier les désaccords sans fermer le débat. Ces dispositions, critique, créativité, dialogue, ne sont pas des « extras »: elles forment des citoyens capables de tenir le pouvoir pour compte, d’imaginer d’autres possibles et de préserver des démocraties fragiles face aux pressions économiques et aux inégalités.
La philosophie scolaire en Côte d’Ivoire n’a pas à être importée: elle peut et doit puiser dans les riches traditions de la région. Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne rappelle que la philosophie appartient à toutes les cultures et que les formes locales de réflexion (récits oraux, débats rituels, pensée religieuse) sont des ressources philosophiques à reconnaître et à mobiliser. Cheikh Anta Diop appelle, quant à lui, à la reconquête de la conscience historique africaine: reprendre en main le récit culturel est une condition pour refuser que les agendas d’aide définissent à eux seuls ce qu’est le « succès éducatif ». Le philosophe et écrivain congolais Valentin-Yves Mudimbe, complète cette perspective par une critique épistémologique puissante: dans The Invention of Africa et The Idea of Africa il montre comment certaines catégories intellectuelles occidentales ont « inventé » l’Afrique en la cadrant selon des grilles souvent réductrices. Pour Mudimbe, retrouver une autonomie philosophique suppose non seulement de revendiquer un héritage culturel, mais aussi de déconstruire les cadres imposés de l’extérieur, afin de penser l’Afrique à partir d’elle-même et non depuis des héritages conceptuels coloniaux.
Du côté ivoirien, Tanella Boni offre un argument tout aussi décisif. Philosophe et poète, elle interroge la violence, la mémoire et les silences qui pèsent sur les femmes et sur la société. Pour Boni, l’éducation ne peut se limiter à une littératie fonctionnelle: elle doit créer des espaces où l’on questionne les rapports de pouvoir et l’histoire. Enseigner la philosophie devient alors un moyen concret d’éveiller la conscience critique et de faire entendre des voix qui résistent au silence.
Sur le terrain, la différence est tangible. Lors d’ateliers philosophiques et de visites-atelier au Musée des Cultures Contemporaines Adama Toungara (MUCAT), j’ai vu des jeunes Abobolais ralentir devant une œuvre, éprouver une idée, débattre sans acrimonie puis modifier leur jugement. Nous avons noté un changement: les élèves posent des questions plus aiguisées, participent mieux et participent à des dialogues communautaires avec assurance. Aucun tableur de bailleur n’enregistre ces transformations, pourtant elles constituent la résilience civique dont un pays a besoin.
Les politiques doivent élargir les critères de réussite éducative. Si bailleurs et ministères veulent une école qui soutient la culture, nourrit l’agentivité et renforce la démocratie, il faut investir dans la formation philosophique ancrée localement, non comme gadget importé, mais comme résultat pédagogique central.
Nous pouvons construire des écoles et former des esprits. Le faire est urgent. Sans les habitudes de pensée et les voix locales que la philosophie cultive, les classes produiront des certificats, pas des citoyens.
Comme le dit Tanella Boni dans Jeune Afrique (2016), nous ne pouvons pas compter sur la vente de cacao et de café: « L’Afrique a besoin de penseurs, de philosophes, et pas seulement de chanteurs ou de politiques. La philosophie, c’est une manière d’appréhender la vie, la politique, la culture, de penser la santé, l’éducation. C’est une manière aussi de voir sa propre position dans le monde […] La philosophie doit pouvoir remettre la femme, l’homme, l’enfant, tout ce qui concerne l’humain, au centre des préoccupations politiques et sociales. »
Auteurs cités
Boni, Tanella. Que vivent les femmes d’Afrique ! Éditions du Panama, 2008.
Boni, Tanella. « Philosophie, Tanella Boni: “Nous, Africains, voulons-nous rester ceux que l’on piétine ?” », Jeune Afrique, 30 mai 2016. URL: https://www.jeuneafrique.com/328885/culture/philosophie-tanella-boni-africains-voulons-rester-lon-pietine/ (consulté le 9 sept. 2025).
Diagne, Souleymane Bachir. L’encre des savants: réflexions sur la philosophie en Afrique. Présence Africaine / CODESRIA, 2013. (Autres titres: African Art as Philosophy: Senghor, Bergson, and the Idea of Negritude.)
Diagne, Souleymane Bachir, « La philosophie n’a ni commencement ni terre d’élection », entretien par Philippe Nassif, Philosophie Magazine, n°100, juin 2016.
Diop, Cheikh Anta. Nations nègres et culture: de l’Antiquité nègre-égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui. Présence Africaine, 1954. (Autres titres : Antériorité des civilisations nègres; The African Origin of Civilization: Myth or Reality?, trad. Mercer Cook.)
Mudimbe, V.-Y. (1988). The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge. Bloomington: Indiana University Press.
Mudimbe, V.-Y. (1994). The Idea of Africa. Bloomington: Indiana University Press.
Mudimbe, V.-Y. (2021). L’invention de l’Afrique: gnose, philosophie et ordre de la connaissance (trad. Laurent Vannini). Paris : Présence Africaine.

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