Décryptage : comprendre le taux de chômage polémique de 2,3 % en Côte d’Ivoire

    Dans une émission diffusée le 17 août 2025, le PDCI, un des principaux partis politiques ivoiriens, remet en cause le taux officiel de chômage en Côte d’Ivoire jugé peu crédible face à la réalité du terrain. Cet article étudie en détail la méthodologie de cette statistique controversée.  

     Azil Momar Lô, Africa Check 

    Le 17 août 2025, le PDCI-RDA (Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain) a partagé sur ses réseaux sociaux l’émission Autrement politique, diffusée sur sa chaîne YouTube PDCI TV.   Dans cette émission, Dr Osman Chérif, le secrétaire national aux affaires extérieures de la jeunesse urbaine du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (JPDCI), a exprimé des doutes sur le taux de chômage annoncé à « 2,6 % en Côte d’Ivoire ». Il a remis en question la méthode utilisée pour calculer ce chiffre, estimant qu’elle ne respecte pas les normes de l’Organisation internationale du travail (OIT), et a jugé ce taux trop bas au regard du chômage croissant dans le pays. Dans ladite vidéo, également relayée sur X par Tidjane Thiam le président du PDCI-RD, plusieurs cadres de cette formation politique s’expriment sur la vie politique en Côte d’Ivoire et les enjeux de la présidentielle du 25 octobre 2025

    Ce débat offre à la Coalition Anti Dohi l’occasion d’analyser en profondeur le taux de chômage en Côte d’Ivoire. Cet article examine sa méthodologie, les normes statistiques en jeu, les recommandations de l’OIT, et propose des comparaisons avec d’autres pays africains.  

Quelle est la définition du chômage en Côte d’Ivoire?   

    Dans un courrier électronique adressé à la Coalition Anti Dohi, l’Agence nationale de la statistique (ANStat) de Côte d’Ivoire a indiqué que la méthodologie nationale ivoirienne est alignée sur les normes internationales du Bureau International du Travail (BIT), telles qu’adoptées lors des 19e et 21e Conférences Internationales des Statisticiens du Travail (CIST). Le BIT assure le secrétariat de l’Organisation internationale du travail (OIT).  

D’après l’ANStat « en Côte d’Ivoire, une personne est considérée comme étant au chômage si elle remplit simultanément les conditions suivantes relatives à :  

  • l’âge (avoir au moins 16 ans, conformément au Code du travail du 20 juillet 2015, qui fixe l’âge légal d’admission au travail); 
  • l’absence d’emploi (ne pas avoir travaillé contre rémunération ou gain au cours des 7 jours précédant l’enquête);  
  • la recherche active (avoir entrepris des démarches de recherche d’emploi);  
  • et la disponibilité (être disponible pour occuper un emploi dans les 15 jours qui suivent l’enquête si une opportunité se présentait) ».  

Ces explications de l’ANStat sont confirmées par le BIT qui souligne, par ailleurs, qu’il s’agit de la définition internationale stricte, et la Côte d’Ivoire applique les normes les plus récentes, qui sont également utilisées par son office national de statistique.  

     En résumé, la Côte d’Ivoire et le BIT appliquent une définition stricte internationale du chômage qui met l’accent sur des critères tels que l’absence d’emploi et la recherche active d’emploi par le chômeur, entre autres. Cette définition obéit aux normes les plus récentes adoptées par le BIT. 

     À l’instar de la Côte d’Ivoire, d’autres pays ouest africains tels que le Mali et le Niger, mettent aussi en pratique cette définition du chômage selon les normes de l’OIT.  

    D’autres pays africains comme le Sénégal, bien que s’alignant sur ces normes, indiquent que « cette définition standard du chômage, qui met l’accent sur le critère de recherche de travail pourrait s’avérer restrictive dans des pays où les moyens conventionnels de recherche de travail sont peu appropriés et le marché du travail largement inorganisé ». En effet, au Sénégal, le taux de chômage (élargi) est appliqué à une composante de la main-d’œuvre potentielle. Ainsi, « les personnes sans emploi, qui sont disponibles, mais ne recherchent pas un emploi pour certaines raisons jugées indépendantes de leur volonté sont comptées parmi les chômeurs », expliquait l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) du Sénégal dans un article d’Africa Check daté de 2021.  

     En Afrique du Sud, la méthodologie de calcul du taux de chômage prend en compte les personnes découragées dans la recherche d’un emploi. 

 Le taux de chômage en Côte d’Ivoire dans le détail  

    En Côte d’Ivoire, l’Enquête Harmonisée sur les Conditions de Vie des Ménages (EHCVM 2021-2022), dont la collecte des données s’est réalisée de novembre 2021 à juillet 2022, est l’étude la plus récente selon l’ANStat. L’Enquête Nationale sur l’Emploi (ENE), démarrée en 2024 dans le cadre de la Réforme du dispositif de production, d’analyse et de diffusion des statistiques sur l’emploi étaient toujours en cours et ses premiers résultats officiels n’avaient pas encore été publiés au moment de la mise en ligne de cet article, d’après les informations reçues de l’ANStat.  

     L’EHCVM 2021-2022 rapporte ainsi des taux de chômage de 3,1% en 2019 contre 3,4 % en 2018. La taille de l’échantillon a été fixée à 13 008 ménages, légèrement supérieure à celle de l’ENV 2015 qui était de 12 900 ménages, lit-on dans l’étude. 

     Si au niveau national ivoirien les derniers chiffres sont ceux de l’EHCVM 2021-2022, les chiffres plus récents provenant d’ILOSTAT, la base de données du BIT sur le travail, rapportent des taux plus bas : 2,6 % en 2021 et 2,3 % en 2022.  

     La statistique de 2,6 % en 2021 correspond à celle mentionnée par le cadre du PDCI Dr Osman Chérif se référait. Contacté par la Coalition Anti Dohi à propos de la source de ce chiffre qu’il a mentionnée, Osman Chérif a suggéré de vérifier sur les pages officielles du gouvernement.  

    Nous n’avons pas retrouvé un taux de chômage de 2,6 % émanant directement du gouvernement ivoirien. Mais, en plus des données du BIT mentionnées plus haut, un document d’UMOA-Titres indique également un taux de chômage de 2,6 % en 2015, 2016 et 2017. 

 Pour les années précédentes, ILOSTAT rapporte des taux de chômage de 2,9 % en 2019 et 3,2 % en 2017.  

    L’ANStat, qui confirme ces chiffres tirés de la base de données du BIT, explique que le taux de chômage publié par ILOSTAT pour l’année 2022 (2,3 %) « repose sur les microdonnées produites par l’ANStat à partir de l’Enquête Harmonisée sur les Conditions de Vie des Ménages (EHCVM 2021-2022) ». L’agence statistique ivoirienne juge les statistiques du BIT correctes et comparables aux siennes, mais renseigne qu’« à des fins d’harmonisation internationale, le BIT utilise comme population de référence les 15 ans et plus, tandis que la Côte d’Ivoire retient les 16 ans et plus, conformément à son cadre légal ». 

 Que renseigne un taux de chômage si bas et comment l’interpréter ?  

     Selon les normes internationales définies par le BIT, le taux de chômage est la part des personnes au chômage en pourcentage de la main-d’œuvre. En détail, cela signifie que les chômeurs comprennent toutes les personnes en âge de travailler qui étaient sans travail au cours de la période de référence ( c’est-à-dire qui n’avaient pas d’emploi salarié ou indépendant), qui sont actuellement disponibles pour travailler et qui sont à la recherche d’un emploi. Cette définition est donc celle du « taux chômage au sens strict du BIT ». Elle est notamment appliquée par la Côte d’Ivoire ainsi que par le Mali et le Niger.  

    Par contre, en plus du taux de taux de chômage strict, d’autres pays africains à l’image du Sénégal et l’Afrique du Sud, ont également introduit le concept de « taux de chômage au sens élargi », un indicateur produit en même temps que le taux de chômage strict pour capter une meilleure réalité du marché de l’emploi. En effet, les pays qui ont adopté le taux de chômage élargi trouvent que le critère de « recherche de travail » qui caractérise le taux de chômage strict est considéré comme restrictif dans des pays africains où les moyens conventionnels de recherche de travail sont peu appropriés et le marché du travail largement inorganisé. Au Sénégal, par exemple, le taux de chômage (élargi) est appliqué à une composante de la main-d’œuvre potentielle. Les personnes sans emploi, qui sont disponibles, mais ne recherchent pas un emploi pour certaines raisons jugées indépendantes de leur volonté sont comptées parmi les chômeurs. En Afrique du Sud, les chômeurs découragés dans la recherche d’un emploi sont également comptabilisés parmi les chômeurs, dans le but de mesurer la population sans emploi dans une plus grande représentativité. 

    Nos recherches de données portant sur le taux de chômage élargi en Côte d’Ivoire ont été infructueuses. L’essentiel des études et rapports disponibles sur internet ne mentionnent que des données relatives au taux de chômage au sens strict (du BIT). Nous avons également interrogé l’ANStat à ce propos, sans réponse.  

Nous avons remarqué qu’il y a plus de 10 ans, en 2014, le gouvernement ivoirien a communiqué à la fois sur le taux de chômage au sens du BIT et le taux de chômage au sens large. En effet, à travers un communiqué du conseil des ministres du 17 décembre 2014, le gouvernement expliquait que le taux de chômage au sens du BIT, qui ressortait à 5,3 %, n’appréhendait pas pleinement la réalité du chômage, et que des mesures encore plus efficaces étaient nécessaires. 

    Pour ce faire, le gouvernement avait annoncé qu’une étude (L’enquête nationale sur la situation de l’emploi initiée par le Gouvernement en 2012) serait introduite « pour permettre au gouvernement d’élaborer et de mettre en œuvre une stratégie efficace en matière d’emploi, (…) à la lumière de certaines réalités sociologiques de notre pays ». Ainsi, ce taux de chômage de 5,3 % en 2014 selon les standards internationaux « ressortirait à 9,4 % après l’extension de la définition internationale aux chômeurs qui ne sont pas en recherche active d’un emploi, et à 26,5 % après la prise en compte de cette dernière catégorie et des travailleurs en situation de sous-emploi », explique le communiqué. 

 Mais, aujourd’hui, selon nos constats, seul le taux de chômage au sens strict basé sur les standards internationaux est communiqué. 

 À l’image de la Côte d’Ivoire, le taux de chômage élargi n’est pas usité au Mali, comme le démontre une analyse du média malien La Voix de Mopti sur le taux de chômage (2,4% en 2024). En effet, comme la Côte d’Ivoire, le Mali adopte une définition standard du chômage aux normes du BIT, laissant de côté plusieurs catégories : les travailleurs découragés qui ne cherchent plus d’emploi, les personnes sous-employées ou en situation de précarité, celles engagées dans l’informel sans réelle sécurité ni revenu stable, souligne La Voix de Mopti.  

     En revanche, pour le cas du Sénégal, l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSDévalue le taux de chômage (élargi) à 21,9 % au quatrième trimestre de 2022, alors que le taux de chômage au sens strict du BIT est ressorti à 3,9 % à la même période. Pour l’année 2023, le taux de chômage (élargi) est évalué à 22,3 % tandis que le taux de chômage au sens strict du BIT est ressorti à 5 % à la même période. Au quatrième trimestre de l’année 2024, le taux de chômage (élargi) est estimé à 20 % tandis qu’ au sens strict du BIT, il est ressorti à un taux de 5,6 %. Pour le deuxième trimestre de l’année 2025, le taux de chômage (élargi) a atteint 19 %. Au sens strict du BIT, le chômage est ressorti à 3,2 % sous revue. 

 Pour l’Afrique du Sud également, dont la méthodologie de calcul du taux de chômage prend en compte les personnes découragées dans la recherche d’un emploi, le taux de chômage a atteint 33,2 % au deuxième trimestre de 2025. 

 Interpréter le taux de chômage avec prudence dans le contexte ivoirien et africain 

     Au sujet de l’interprétation du taux de chômage en Côte d’Ivoire, le BIT a expliqué à la Coalition Anti Dohi que la donnée de 2,3 % (taux de chômage de 2022) doit être interprétée avec prudence dans le contexte ivoirien et africain plus largement. « Il est important de souligner que les taux de chômage dans les pays à faible et moyen revenu semblent souvent faibles parce que de nombreuses personnes n’ont pas les moyens de rester au chômage (au sens strict du terme). Elles acceptent donc n’importe quel emploi disponible, souvent informel et peu rémunéré. C’est pourquoi la Côte d’Ivoire affiche un taux de chômage de 2,3 %, alors que les défis plus larges du marché du travail, tels que le niveau élevé d’informalité et la pauvreté au travail, restent importants ». 

     Le BIT souligne également que les pourcentages plus élevés parfois cités dans les médias, que ce soit pour la Côte d’Ivoire ou pour les autres pays africains, « reflètent généralement soit des définitions différentes du chômage, soit des mesures plus larges du chômage et du sous-emploi ». 

     Ainsi, pour avoir une image plus complète de la situation, « des indicateurs tels que l’informalité, la pauvreté au travail et le sous-emploi sont souvent plus révélateurs dans le contexte ouest-africain. Par exemple, la Côte d’Ivoire et ses voisins ont tous des taux d’emploi informel très élevés, ce qui illustre mieux les défis de l’emploi dans la région », note le BIT. 

 Une guerre communicationnelle autour du taux de chômage 

 Germain Kramo est Docteur en économie et enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. 

Selon lui, l’utilisation de l’indicateur du taux de chômage en Côte d’Ivoire « dépend de celui qui utilise la donnée ». Pour lui, il peut arriver que les personnes ou entités qui parlent de l’indicateur choisissent volontairement de se référer soit au taux de chômage au sens strict, soit au taux de chômage au sens large.  

 Note de la Coalition : Comme précisé plus haut, nos recherches n’ont trouvé aucun résultat sur le taux de chômage élargi en Côte d’Ivoire. Nos questions adressées à Dr Kramo dans ce sens n’ont pas reçu de réponse non plus. Cet article sera mis à jour si nous trouvons des éléments de réponse dans ce sens. 

 « Quand c’est le gouvernement, explique Dr Kramo, il communique plus avec le taux de chômage au sens strict. Quand l’opposition veut communiquer, elle préfère utiliser le taux de chômage au sens large pour montrer que le gouvernement n’a pas fait grand-chose en matière d’emploi ». Le taux de chômage faible relayé par les médias, poursuit-il, n’est autre que la communication officielle parce que le gouvernement préfère communiquer avec le taux de chômage au sens strict. « Cela lui permet d’avoir des arguments pour montrer ce qu’il a fait dans le domaine de la lutte contre le chômage ».   

 Dr Kramo estime que les deux taux de chômage (taux de chômage au sens strict et taux de chômage au sens large) sont valables. « Tout dépend de l’explication qu’on veut donner. La méthodologie du taux de chômage au sens strict n’est pas la méthodologie du gouvernement ivoirien mais plutôt celle du BIT. Le gouvernement ne fait donc que s’appuyer sur le taux de chômage au sens strict ». Mais, étant donné que l’Afrique est composée « d’économies où l’informalité est très élevée, si l’on reconnaît que plus de 90% des emplois sont informels (NDLR, la Côte d’Ivoire a enregistré des taux d’emploi informels de 93,6 % en 2016, 91,9 % en 2017 et 89,2 % en 2019), raisonner au sens strict devient plus ou moins problématique ».   

    Il est nécessaire, selon lui, de tenir compte des vulnérabilités de l’emploi pour étudier la question du chômage dans sa globalité.  

*Cet article a été réalisé par Africa Check membre de la Coalition Anti Dohi – une initiative qui œuvre pour l’intégrité de l’information dans le cadre de la présidentielle ivoirienne d’octobre 2025. La Coalition Anti Dohi est soutenue par le projet Renforcer la fiabilité de l’information en Afrique de l’Ouest de la GIZ, dans le strict respect de l’indépendance journalistique et éditoriale qui régit la Coalition. 

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