Irad GBAZALE, militante féministe, prix d’excellence Paix 2025 : « Mon message au gouvernement et à la classe politique »

    Irad GBAZALE est la lauréate du prix d’excellence 2025 pour ses actions de paix en Côte d’Ivoire. Cette militante féministe est engagée sur le terrain à travers deux initiatives. Elle coordonne le Réseau des Médiatrices de la paix, qui compte 600 membres et est implanté dans tout le pays. Elle préside également l’ONG Femmes en Action.

Mme GBAZALE fait surtout la promotion du Code Murad pour la réparation des survivantes des crimes sexuels commis pendant les crises ivoiriennes. À l’aube du 25ème anniversaire de la Résolution 1325 de l’ONU, voici une interview fleuve d’une militante de la paix !

Mme Irad GBAZALE, quelle est la différence entre Femmes en Action et le Réseau des Médiatrices de la paix ?

    L’ONG Femmes en Action est une organisation féminine et féministe engagée dans la promotion des droits des femmes, des filles et des enfants, axée sur les violences basées sur le genre et la promotion de la paix en Côte d’Ivoire. Depuis sa création en 2011, elle œuvre à renforcer la participation active des femmes pour atteindre les 30 % de quotas pour leur représentativité, ainsi que dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Femmes en Action dispose d’un centre d’écoute et d’hébergement des survivantes de VBG dénommé “Centre KABA YAYA FOFANA FANTA”, en hommage à une pionnière de la lutte pour les droits des femmes.

    Le Réseau des Médiatrices de paix, que je coordonne, a été créé en 2020 avec l’appui d’ONU Femmes, de l’UNICEF et du Ministère de la Famille, des Femmes et des Enfants, à la suite d’un projet. Ce réseau s’impose comme une forte communauté féminine majeure de prévention, de médiation et de promotion de la cohésion sociale. Présent dans les zones conflictuelles, le Réseau des Médiatrices de paix se déploie dans toutes les régions du pays et est structuré juridiquement. Ce réseau regroupe plus de 600 Médiatrices formées et engagées qui se répartissent en sentinelles et porteuses de paix.

Alors que le monde se prépare à célébrer le 25e anniversaire de la Résolution 1325, votre actualité est aussi dominée par la mise en œuvre d’un projet féministe paix et sécurité. De quoi s’agit-il ?

    Notre projet est intitulé “LES FEMMES CONDUISENT LA PAIX ET LA PROSPÉRITÉ EN CÔTÉ D’IVOIRE”. Son objectif principal est de promouvoir une approche féministe de la paix, de la cohésion sociale et de la réduction des risques de violences sexistes dans les régions de Korhogo et Ferkessédougou au nord de la Côte d’Ivoire. Il s’aligne sur l’agenda Femmes, Paix et Sécurité, marqué par la Résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU, et ambitionne d’ancrer durablement la voix des femmes dans les politiques de paix et de sécurité en Côte d’Ivoire.

Quel est le rôle clé des femmes dans cette initiative ?

Les femmes et les filles y sont les actrices primaires. Elles sont à la fois bénéficiaires et porteuses d’initiatives. Leur rôle clé se décline en plusieurs dimensions : médiatrices communautaires, formatrices en gestion pacifique des conflits, leaders d’opinion dans les zones fragiles, et sentinelles d’alerte précoce en cas de tensions. Elles apportent un appui psychologique pour les cas de violences faites aux femmes.

L’initiative cible-t-elle une catégorie de femmes ?

Oui, elle cible prioritairement les survivantes de violences basées sur le genre, les femmes des petits métiers informels, les femmes leaders communautaires (religieuses, traditionnelles, associatives), les femmes griottes, les Médiatrices et Bénévoles du réseau, et enfin les femmes issues de zones à risque ou post-conflit, où les besoins en paix sont cruciaux.

Quelles sont les activités qui y sont mises en œuvre ?

    Plusieurs activités sont déployées, notamment des actions de stratégies de communication et d’alerte ; le renforcement des capacités des organisations féminines informelles locales, des jeunes et des communautés à la promotion de la tolérance, de la non-violence et du vivre ensemble ; des actions de prévention de la violence par des sensibilisations avec les jeunes et les femmes sur les discours de haine, la radicalisation et l’extrémisme violent ; la protection et le suivi psychologique des survivantes avec les encadreuses et féministes engagées ; ainsi que la formation au développement organisationnel (DO).

 

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Quels résultats attendez-vous du projet féministe Paix et Sécurité ?

    Nous visons une meilleure compréhension et appropriation de l’Agenda Femmes, Paix et Sécurité (R1325) auprès des autorités et des communautés (chefferies et leaders communautaires). Nous souhaitons également avoir 30 “He For She” autorités et leaders comme alliés dans la lutte contre les violences basées sur le genre, accompagner 50 survivantes volontaires avec un accompagnement holistique adapté à leurs besoins, et mobiliser 250 bénévoles citoyens pour le renouvellement de leurs capacités et compétences sur l’alerte précoce et la médiation en communautés. Nous prévoyons aussi le déploiement de 100 médiatrices et bénévoles dans les localités et villages environnants comme actrices de prévention des tensions et violences, avec une relève assurée par les jeunes filles. Nous espérons renforcer le réseau de médiatrices opérationnelles sur le terrain, réduire les tensions communautaires dans les zones d’intervention, et surtout, changer la perception du rôle des femmes : non pas comme victimes, mais comme artisanes actives de la paix.

Quels obstacles freinent la participation des femmes aux initiatives de paix et de sécurité ?

    Les principaux obstacles sont les normes sociales, enracinées dans nos us et coutumes, qui limitent la parole et l’espace d’action des femmes ; le manque d’accès à l’information, à la formation et aux ressources financières ; l’insuffisance de volonté politique pour l’atteinte du quota et une application effective de la Résolution 1325 ; ainsi que la stigmatisation dont peuvent être victimes les femmes qui prennent la parole dans les espaces publics de décision.

Selon vous, quelles actions concrètes le gouvernement pourrait-il mener pour renforcer le rôle des femmes dans la paix et la prospérité en Côte d’Ivoire ?

    Le gouvernement pourrait institutionnaliser la parité dans toutes les instances de gestion des conflits, financer les organisations de femmes travaillant sur les questions de paix, et inclure systématiquement des femmes dans les commissions de sécurité locale tout en faisant le suivi de la mise en œuvre exacte du second plan national 2024-2029.

Il est également de notoriété publique que vous luttez contre le viol comme arme de guerre. Quelles sont les conséquences les plus dévastatrices de cette violence sur les femmes et les communautés ?

    Le viol utilisé comme arme de guerre est un crime dévastateur. Il détruit non seulement les corps, mais aussi les structures sociales. Les conséquences incluent des traumatismes physiques et psychologiques profonds, la stigmatisation des victimes, souvent rejetées par leurs familles, amis proches, voire même la communauté, et à long terme, un affaiblissement du tissu social et une transmission intergénérationnelle de la douleur et de la peur.

Pourquoi est-il crucial d’intégrer la lutte contre les violences sexuelles dans les initiatives de consolidation de la paix ?

    Parce que la paix ne peut être véritablement durable tant que les corps des femmes sont des champs de bataille. Intégrer la lutte contre les violences sexuelles dans la consolidation de la paix permet de réparer la dignité des survivantes, de rompre le cycle de l’impunité, et de poser les bases d’une réconciliation véritable, où la justice, la vérité et la mémoire occupent une place centrale.

Vous faites la promotion du Code Murad. Pouvez-vous nous en dire plus sur le Code Murad et sur ce qu’il apporte de nouveau dans la lutte contre les violences sexuelles liées aux conflits ?

    Le Code Murad, porté par la lauréate du prix Nobel de la paix Nadia Murad, est un cadre international qui engage les États, les ONG, les institutions et les individus à soutenir les survivants de violences sexuelles dans les conflits. Ce Code met l’accent sur la justice réparatrice, le respect de la parole des survivantes et le renforcement des mécanismes de prévention. Sa nouveauté réside dans sa dimension holistique et éthique : il place les survivants au centre, reconnaît leur souffrance, et exige des réponses concrètes. En tant que promotrice de ce Code en Côte d’Ivoire, nous plaidons pour son intégration dans les politiques nationales de justice transitionnelle et de paix.

Au regard de votre expérience, quels sont les principaux obstacles qui freinent encore la pleine participation des femmes aux initiatives de paix et de sécurité ?

    Malgré les avancées, plusieurs obstacles persistent. Je voudrais revenir sur les normes sociales qui rabaissent les femmes à des rôles secondaires, limitant leur inclusion dans les sphères de prise de décision. Il existe également un manque de volonté pour l’application des lois en vigueur. On note aussi des déficits d’accès aux ressources, à la formation et à l’information, surtout en zones rurales. Enfin, les femmes engagées dans la paix sont souvent stigmatisées, marginalisées ou instrumentalisées, ce qui freine leur impact réel sur le terrain.

Quelles actions concrètes le gouvernement ivoirien pourrait-il mener pour renforcer la participation des femmes dans les processus de paix et de gouvernance ?

    Le gouvernement pourrait agir sur plusieurs aspects, comme faire le suivi de l’application de la loi sur le quota, qui est encore loin de son effectivité ; intégrer les femmes dans les comités de veille, de gestion de conflits et les mécanismes de justice transitionnelle ; allouer des budgets spécifiques pour la mise en œuvre de l’agenda Femmes, Paix et Sécurité, axé sur la Résolution 1325 ; et soutenir les associations ou organisations de femmes engagées pour la paix, ou encore appuyer le fonds FACI pour l’autonomisation et le leadership des femmes, afin de former et soutenir les femmes dans l’engagement politique et communautaire.

En 2025, vous avez reçu le prix d’excellence pour vos actions de paix. Quel regard portez-vous sur le chemin parcouru ? Et quel message souhaiteriez-vous adresser aux jeunes femmes qui voudraient s’engager pour la paix et la sécurité ?

    Avant tout, je voudrais remercier mon Dieu tout-puissant. Recevoir ce prix d’excellence est une reconnaissance collective, celle de toutes les Médiatrices de paix et bénévoles de Côte d’Ivoire qui, chaque jour, alertent par le biais de nos sentinelles de la paix. Nos porteuses de paix apaisent les tensions, mènent des médiations en communauté avec l’appui de certains chefs de communautés ou de quartiers, et construisent la paix dans le secret et le silence. (Rire) Un parcours de 8 ans, vous comprenez que le chemin n’a pas été facile, mais il est important au vu du résultat avec l’obtention du prix d’excellence 2025 dans la catégorie : Meilleur artisan de paix et de cohésion sociale. Il a fallu braver les préjugés, se former, s’imposer à travers nos compétences et notre professionnalisme dans un espace qui nous était destiné. Mais ce parcours prouve que l’engagement et l’expertise paient, et que la paix a aussi un visage féminin. À notre jeunesse, surtout féminine et féministe, je dirais : Servir est un devoir. Il faut mieux agir, s’engager et impacter le changement. La raison d’une paix durable repose sur toi, ta famille, ton entourage et ta communauté. Il faut se cultiver par l’éducation, croire en ses capacités, relever les défis malgré les difficultés de la vie, et surtout privilégier la sororité entre femmes.

Quel message adressez-vous aux acteurs politiques dans cette ambiance post électorale ?

    Dans cette circonstance, mon message est une interpellation, car la Côte d’Ivoire a trop souvent souffert des conflits liés aux élections. Chaque acteur politique a une responsabilité et une redevabilité à assumer auprès des communautés. Ce qui n’arrive pas à faire, surtout en matière de redevabilité. Il est encore temps de privilégier le dialogue, de respecter les règles démocratiques et d’éviter les discours haineux. Aux politiciens surtout, je tiens à leur rappeler que les mots sont des armes plus puissantes que le fusil. Ils ont le droit et le devoir de donner l’exemple à leurs militants. Hélas, ce n’est pas toujours ce que nous attendons d’eux ; au contraire, ils restent souvent des télécommandes guidées dans le secret. Je vais terminer en insistant sur l’intégration des femmes dans les stratégies politiques, non pas comme une décoration, mais comme des partenaires de réflexion, de médiation et d’action, comme l’indique notre slogan : “Responsabilité partagée pour une chaîne de solidarité commune.”

Interview réalisée par Axelle Bomo

Lemediacitoyen.com

 

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