Le quartier de carrefour Duékoué à l’Ouest de la Côte d’Ivoire porte encore les stigmates des massacres qui ont décimé la localité en 2011. Pour rappel, la crise post-électorale qui a secoué le pays en 2011 avait donné lieu à des tueries de masse dans le quartier. Ce du 28 au 31 mars 2011. Le bilan de ces exactions fait état de plus de 800 morts selon la croix rouge. 11 ans après ces tueries, nous avons fait un tour dans ce quartier qui a connu la pire tragédie de son histoire en 2011. L’objectif de notre visite est de voir l’état d’esprit des victimes plus d’une décennie après et observer si les mécanismes de justice transitionnelle entamés ont réussi à les apaiser.
décor planté
Dans une matinée ensoleillée, nous faisons notre entrée dans la ruelle principale qui donne accès à carrefour Duékoué. Ce à bord d’une mobylette. Notre hôte qui nous sert de guide nous sert à la fois de chauffeur. Le paysage de ce quartier et les regards curieux mais tout de même méfiants laissent imaginer que les populations ne se sont pas encore remises des traumatismes vécus. À quelques encablures de rue, nous arrivons dans la cour d’une victime. En face de cette cour nous sommes frappés par la présence d’un monument, une sorte de mémorial sur lequel on peut voir des gerbes de fleur, de même que l’inscription « à la mémoire de nos parents victimes innocentes de la crise post-électorale du 28,29,30,31 mars » nous rappelle incessamment la tragédie qui s’est jouée dans ce lieu. En observant de très près les habitats, on aperçoit les vestiges d’incendie sur les murs, certains abandonnés et toujours en attente de réfection. Le décor planté nous laisse deviner le niveau de vie précaire des occupants de cet espace.
Nous entamons une discussion avec Doua Serges. Agé de 44 aujourd’hui, au moment des faits il avait 33 ans. C’est avec émotion qu’il revient sur ces évènements, qui ont arraché à son affection la présence de son oncle (père adoptif) et de son grand-père. Le premier a été pris pour cible car confondu avec son grand frère chef d’un groupe d’auto-défense constitué en milice proche de Laurent Gbagbo. Il a été torturé, puis assassiné et son corps n’a jamais été retrouvé. De même le grand père mal voyant a été saisi dans la cour familiale, cette cour qui abrite notre interview. Tous deux ont été assassinés du fait de leur filiation avec le chef de milice d’autodéfense. Ce dernier ayant réussi à s’échapper.
Aussi la cour familiale a été saccagée, incendiée et tout le patrimoine pillé. Aujourd’hui, Serges la mort dans l’âme dit avoir pardonné. Même s’il le dit, la suite de ses propos laisse entendre que ce n’est pas par conviction mais de façon résignée « même si je ne pardonne pas, cela ne ramènera pas mes parents, je n’ai d’autre choix que de pardonner » lâche-t-il d’un ton amer. Depuis toutes ces années, il dit n’avoir reçu aucune visite de quelconques autorités dans le cadre de la réconciliation. Livrés à eux-mêmes, seul le temps qui guérit les blessures a réussi à les apaiser un tant soit peu. Mais on le sait, les blessures laissent quand même quelques cicatrices et le chagrin de la perte de l’être cher, parti dans de telles circonstances est encore présent. Et pour Serge il aurait été important qu’il soit reconnu en tant que victime de ces évènements malheureux.
Par ailleurs, le plus dur c’est le fait que le corps de son père n’ait jamais été retrouvé. Une tombe sur laquelle se recueillir ou déposer une gerbe de fleur, aurait pu faciliter le deuil. « J’ai pardonné, mais je n’ai pas oublié » « que le gouvernement vienne voir les victimes qui sont des fils et filles du pays et qui ont été laissés pour compte. Nous souhaitons bénéficier des dédommagements car nous constatons que certaines personnes déclarées victimes ont reçu des indemnisations de l’état alors que nous non. »
Faire disparaître la crainte et la méfiance, rôle des autorités
L’histoire est similaire à deux ruelles de la cour de la Famille Doua. Kouhan Georges, ce ferrailleur de 44 ans est aussi une victime. Lui a perdu son père et 5 autres membres de sa famille. Affairé à strier le fer à notre arrivée, il nous rejoint pour nous accorder cet entretien. Il revient sur son histoire la mine défaite et le regard hagard. Lors de ces massacres, ayant eu échos de l’arrivée des forces nouvelles (forces armées d’alors proches de Alassane Ouattara), lui et certains habitants du quartier avaient déserté pour se trouver une cachette. Il était par moment en communication avec son père jusqu’à ce qu’il perde tout contact avec ce dernier. Ses nombreux appels sont restés sans réponse. « À partir du moment où il a arrêté de décrocher mes appels, j’ai compris que le pire était arrivé mais je ne pouvais pas revenir dans la cour familiale pour le rechercher de peur de moi-même perdre la vie » explique Georges la voix remplie d’émotion. Depuis ce jour Georges n’a plus eu des nouvelles de son géniteur. Il n’a jamais revu ne serait-ce que le corps de ce dernier. « Une personne proche travaillant à la croix rouge nous a révélé plus tard avoir aperçu le corps de notre père parmi les dépouilles ». Pour lui il ne fait aucun doute que son père a perdu la vie lors de ces quatre jours de folie meurtrière. Compte tenu des circonstances et du flou autour de cette mort, ses frères et lui n’ont toujours pas fait le deuil. Leur père serait enterré dans un charnier. C’est ce charnier qui abrite le monument érigé en hommage aux victimes de carrefour Duékoué.
De même, il a également perdu 5 autres membres de sa famille élargie lors des massacres. Georges n’est pas réfractaire au pardon. Il dit l’avoir fait. Cependant, il souhaite une implication des politiques et des efforts supplémentaires de leur part dans cet effort de réconciliation prôné par les dirigeants. Selon lui il existe encore aujourd’hui une crainte et de la méfiance à carrefour Duékoué. Cette crainte et cette méfiance pourraient s’estomper par les efforts du gouvernement. « Par exemple certaines victimes sont indemnisées et d’autres laissées pour compte. Ça développe un sentiment d’injustice et cela ne contribue pas à instaurer un climat favorable à la réconciliation. » tance-il.
Une commémoration de toutes les victimes sans distinction souhaitée
A l’entrée du quartier, nous rejoignons Diao Yvette. Elle a perdu 3 membres de sa famille directe. Ses deux (2) frères et sa sœur. Comme les précédentes victimes, il leur était reproché d’appartenir au camp adverse. Torturés et mutilés, le corps d’un des frères, feu Diao Lucien n’a jamais été retrouvé. Aujourd’hui plus de 11 ans après, Yvette dit avoir pardonné. Cependant cette situation a changé définitivement sa vie. Elle s’est retrouvée avec des enfants à charge et leur prise en charge reste difficile. N’ayant pu assurer correctement les frais scolaires elle a aujourd’hui à charge des jeunes adultes sans aucune formation à qui elle aurait aimé qu’on dispense des formations qualifiantes afin qu’ils puissent devenir indépendants. Elle en appelle à l’aide du gouvernement et des organisations internationales. « Notre quotidien est de plus en plus difficile, nous avons du mal à nous nourrir car nous avons perdu l’accès à nos terres depuis cette crise » nous confie-t-elle dépitée. Aussi elle déplore le fait que les victimes de carrefour Duékoué soient laissées pour compte. « Chaque année certaines victimes sont privilégiées lors des célébrations au détriment des nôtres ». Pour elle, la commémoration devrait prendre en compte toutes les victimes.
Pas d’échappatoire, même le lieu de culte n’a pas été épargné
Joel Bahe prêtre de l’église céleste de Duékoué se rappelle encore de la scène traumatisante vécue lors de l’attaque de l’église le 30 mars 2011. Dans la cour de l’église ou il nous reçoit, nous sommes installés en face de la pièce qui lui servait de chambre à l’époque des faits. Ce soir-là pendant la prière, ils avaient été surpris par le bruit des détonations. 12 personnes ont été tuées. 1 prêtre et 11 fidèles. Il leur était reproché de prier pour l’un des béligérants. Ce souvenir douloureux l’a longtemps hanté au point où il avait quitté la zone pour pouvoir oublier. Mais il est revenu récemment. Aujourd’hui, il souhaite que l’état soutienne les orphelins laissés par les victimes de l’église céleste.
Le constat
Le constat qu’on fait et qui est commun à toutes ces familles visitées c’est qu’elles n’ont pas réussi à faire le deuil pour certaines. Ce en raison du fait que le corps de leurs parents n’a pas été retrouvé ou du manque de sépulture pour se recueillir pour d’autres. Elles disent avoir réussi à pardonner néanmoins des cicatrices demeurent. Et le fait de ne pas être indemnisées, le fait de ne pas être reconnus comme des victimes, les affecte encore aujourd’hui. Le gouvernement ivoirien a indemnisé certaines victimes de la crise post-électorale, tandis que d’autres ne l’ont pas été. Le caractère politique du conflit a une incidence sur la reconnaissance du statut de victimes à toutes les parties, toute tendance confondue. Ce qui met à mal la justice transitionnelle. Le mémorial érigé par un ressortissant de la région à l’endroit du charnier est la seule consolation des familles. 11 ans après les faits, les victimes de carrefour Duékoué se sentent lésées par tous. Le gouvernement, les organisations de défense des droits de l’homme. Pour une victime de violation des droits de l’homme, la première consolation est le fait d’être reconnue comme telle. La perte des membres de leur famille a une incidence sur leur vie aujourd’hui. Ces personnes étaient les soutiens, les piliers et ont laissées pour certains des enfants à leur charge dont ils ont du mal à prendre soin. Elles vivent toutes aujourd’hui dans la précarité et voient en notre présence une lueur d’espoir pour obtenir ne serait-ce que des dédommagements.
Le plaidoyer
Nous en appelons à la clémence des autorités afin de se pencher sur leur cas. Dans une dynamique de réconciliation des fils et filles du pays et pour que cela ne se reproduise plus, il faut éteindre toute velléité de conflit. Ceci passe par la reconnaissance du statut de victime à toutes les victimes. Si certaines sont reconnues comme telles et indemnisées de ce fait, il faudrait que les autres victimes le soient également. Notre plaidoyer à l’endroit des pouvoirs publics c’est la commémoration de toutes les victimes de la crise post-électorale y compris celles de carrefour Duékoué. À carrefour Duékoué une personne de la région a déjà érigé un mémorial. L’état pourrait soutenir cette initiative en s’y associant par exemple ou en exprimant son soutien.
Les efforts du gouvernement sont à saluer car lors de la journée de la paix le 15 novembre 2022, la ville de Duékoué a été choisie pour abriter la célébration nationale. Ce choix n’est pas anodin car cette zone a souffert des nombreuses crises que le pays a connues. Le procès du chef rebelle Amadé Ourémi accusé d’avoir perpétré ces massacres s’est tenu en 2021 et il a été condamné à perpétuité. Cependant, cette condamnation même si elle soulage un tant soit peu les victimes, celles-ci soutiennent que cela ne ramènera pas les leurs. Leur espoir se fonde plutôt sur des dédommagements et/ou une commémoration.
Delores Pie
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