Un dreyfusard des traversées que des universitaires d’ici et d’ailleurs ont décidé d’honorer au cours d’un colloque, les 11-12-13 décembre 2019, à l’Université de Bouaké. Un dreyfusard fervent, nommé Charles Zégoua Gbessi Nokan. Non ! ce n’est pas le titre du colloque à lui dédié qui, lui, s’intitule :« L’écriture engagée chez Charles Nokan : une épopée citoyenne ».
Citoyen de son temps, Nokan n’en demeure pas moins un dreyfusard et un hussard à la plume fertilisante. Son prénom « Charles » qui n’apparait nulle part ailleurs dans ses brouillons de travail, (soit dit en passant, je vénère les traces de la liberté de l’écrivain en sa fabrique) vagabonde entre des figures spectrales : celle d’un (Charles) Baudelaire écartelé entre le spleen et l’idéal de son taedium vitae obsessionnel, d’un (Charles) Péguy, combattant, tout en fulgurances, à condition de dépouiller ce nationaliste agacé de son trop plein de vichyianisme, enfin, l’Emile, non pas le Rousseau de l’Education, mais le Zola de Germinal, assommant le Second Empire de sa plume naturaliste. Charles l’Ivoirien, l’un des hussards des lettres ivoiriennes, aura 83 piges bien plantées, le 28 décembre 2019. Oui, cette race de « pur-sang » existe encore dans notre pays, même si elle est en voie d’extinction. Je présenterai Nokan tel qu’en lui-même, un homme d’idéal, de foi et de combat dont l’écriture, poussée par une génétique intergénérique, à la fois esthétique et culturelle, non seulement, garde sa force inouïe mais se donne à voir sur sa page manuscrite et à entendre dans son tracé, son ductus et son rythme naissant.
Nokan, Dadié, Kourouma, Zadi, Kotchy (mon maître), Memel ont peut-être meringué sur les sonorités venues de la première terre de la Liberté nègre, mais n’ont pas breakdansé sur leurs têtes ou coupé les décalages démentiels quelqu’un de leurs petits fils qui font pâlir de jalousie nos pensionnaires de Bingerville et qui, chaque jour, voient débarquer, dans leurs têtes, E.T. en son petit navire vert. Hélas, on a vite oublié les terribles conditions dans lesquelles ces frères et sœurs malades vivent pour privatiser un hôpital non loin de leur terre qui, à mes yeux, tient plus de l’exil que de l’asile : une terre de repos, loin de la terre de ces vacarmes calés à nos gorges chaudes d’où fuse le cri citoyen : « S.O.S ! Service Public en danger de mort ».
Pourquoi nos dinosaures n’ont-ils pas dansé sur leurs têtes en vociférant des instincts cabalistiques ? Auraient-ils fait cela qu’ils eussent droit de cité et de citoyenneté dans le stade vampirisé par le croque-mitaine à trois têtes ? Ce personnage légendaire pour qui la belle Daïna a pris la perpette, bon c’est tout comme. Nokan et ses camarades dreyfusards ont voulu garder leurs têtes bien faites, bien pleines, à couvert et à découvert, d’un régime pour tracer la route de la génération montante, la nôtre. Nokan, l’écorché-vif qui, au moment où les applaudissements à contretemps faisaient florès au pays de son prestigieux cousin, s’est fendu d’une représentation risquée de l’houphouëtisme, l’assimilant au « gblê » qui veut dire ruse en baoulé. Les fils héritent des vices de leurs pères. C’est dans ça nous sommes aujourd’hui ? Entendez ici l’interrogation comme rhétorique, donc faîtes vos mises sur d’autres têtes, pas la mienne car j’en aurai besoin pour m’inviter au colloque-hommage à Charles Nokan.
J’y croquerai : « Du Nokan à l’état pur : génétique de trois cahiers scolaires d’un insubmersible féanfiste, marxiste-leniniste ». L’analyse se donnera pour ambition, d’une part, de rendre compte des états génétiques de trois cahiers nokaniens (Le fil ténu, Les Affres de l’existence et L’air doux de chez nous) en racontant moins l’écrit que l’écriture, l’auteur que le scripteur par l’interrogation des états avant-textuels. Je présenterai, sur pièces, par quels processus de l’inabouti, le scripteur en arrive à l’abouti ou presque ; d’autre part, je saisirai la pureté de Nokan, le « pur-sang » marxisant, dans l’ontologie même de sa pensée qui prend son envol dans le coulant de sa plume vigoureusement poétique et idéologiquement insubmersible.
Paperolles, biffures, ratures, repentirs, tracés, pâtés d’encre, dessins… ce lexique singulier matérialise un ensemble d’opérations d’écriture ou de traces de réécriture qui présentent l’écrivain en son atelier de travail, en son intimité profanée, son œuvre en ses processus qui la font venir au monde, en sa genèse faite œuvre. L’œuvre in statu nascendi, qui naît d’une brouille, celle du scripteur devant son propre miroir, porte également témoignage de l’histoire, du temps, de l’espace de sa lente et douloureuse parturitions : une girafe, pattes avant largement écartées pour éviter que ses sabots s’entrechoquent, s’abreuvant à une source, à la lisière d’une forêt, en couverture d’un cahier d’écolier couleur grise relié à ressorts et quadrillé à petits carreaux de 96 pages, griffé « Topic » et portant diverses inscriptions sur la première feuille dont la plus importante, « Le fil ténu / Pièce en cinq tableaux », avec une table de multiplication couvrant le dos ; un second cahier scolaire orangé à reluire à ressorts également avec une table de multiplication suivi d’une indication « UNIPACI – Abidjan » en dernière de couverture, et entres autres mentions, « Les Affres de l’existence / Théâtre », inscrites sur la première feuille affichant tout sourire le portrait apollonien d’un certain Youssouf Fofana, surnommé « Le Diamant Noir », ancienne gloire ivoirienne du ballon rond dans les années 1980 et 1990 ; enfin, un troisième cahier d’un jaune vif à spirales de 100 pages présentant, en couverture, une adresse, « 30 boulevard Saint Michel 26 » et une référence, « Joseph Gibert. Librairie-Papeterie-Disques » comme pour figer un lieu mémoire et savoir de ce Paris des arts et des humanités, également une évocation de l’espace mythique du Quartier Latin avec son « métro : Odéon-Luxembourg » grouillant de voyageurs de l’Ailleurs et qui rêvent « L’air doux de chez nous / Théâtre », une locomotion puis une inscription-titre portées, l’une, sur la première feuille, l’autre, sur la page de couverture de ce dernier cahier scolaire élevant des accents mélancoliques du géniteur de cet ensemble de ce corpus manuscrit qui se présente lui-même, « Zégoua Gbessi Nokan », dans les parties supérieures des feuilles de garde de ces trois cahiers de travail que je me propose d’examiner.
Personnellement, cette réflexion sur la genèse de l’œuvre voudrait être aussi un prétexte. Sans aucun jeu de mots ou allusion à l’avant ou au pré-texte, j’y trouverai l’à-propos de payer une dette contractée depuis ma jeunesse estudiantine à un patriarche qui, en 2001, m’avait ouvert grandement les portes de son humble demeure, sur la recommandation de mon directeur de recherches (DEA), son grand compagnon d’infortune, Prof Barthélémy Kotchy, cet autre écorché trempé, avec qui, il avait en partage le même sérail idéologique et la même faculté. De son exquise gentillesse, Nokan prêta à ma curiosité de généticien en dilettante ses trois cahiers scolaires que j’ai jusqu’ici gardés, non pas par devers moi, mais pour espérer une grande scène intellectuelle et scientifique comme l’espace de ce colloque-hommage pour mieux surenchérir ma dette historique à plusieurs kilogrammes d’or pur, même si la matière-qui-travaille comme objet d’exploitation des prolétaires, horrifie ce marxiste-leniniste de la stricte obédience. Mais, après, il va falloir ne plus profaner les trois cahiers d’écoliers de Nokan en leur permettant de retrouver leur place dans la malle qui les conservait. Et même si, du droit d’avoir un musée-panthéon, on lui en privera – Dadié, Kourouma, Zadi ont été frappés du même sort –, ses enfants spirituels et idéologiques que nous sommes aurions réussi le pari de reconnaître, en son vivant, la dignité d’un homme d’idéal, de foi et de combat.
Par Professeur Alger EKOUNGOUN
Maître de conférences
Comparatiste et généticien de la littérature
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