A l’approche de la fête de Ramadan, les couturiers sénégalais en ce moment sollicités, livrent les tendances et parlent de leur intégration dans le milieu de la mode ivoirienne.
Deux ensembles en bazin style « taille basse » et une tenue dite « taille mam » scintillent au milieu des vêtements pour hommes et femmes. Ces nouveaux modèles de la couture broderie ornent la vitrine de « Darou Salam » (maison de la paix) ce dernier samedi d’avril 2016. C’est le nom de l’une des boutiques du styliste sénégalais Cheick Fall. Elle est située à 200 mètres du grand carrefour de Koumassi, une commune au Sud d’Abidjan. Le chef du coin est en pleine causerie avec une famille de clients quand nous arrivons sur les lieux. Une Ivoirienne, accompagnée de ses deux enfants, est venue s’assurer que sa livraison est prête. « Il n’y a pas de problèmes. Vous pourriez récupérer vos affaires au retour du marché », rassure-t-il, en prenant le soin de montrer les vêtements concernés.
Cheick Fall excelle dans la couture broderie sur le sol ivoirien depuis dix ans. Il a réussi à se faire un nom dans le milieu de la mode. Arrivé en tant qu’aventurier, il a fait ses premiers pas à l’ombre de ses devanciers. Aujourd’hui, il gère deux boutiques dont celle d’Angré, dans la commune de Cocody, au Nord d’Abidjan. Fall dit avoir aussi appris la couture ivoirienne. « C’est en Côte d’Ivoire que j’ai su coudre le pagne wax », explique-t-il. Toutefois, il est plus sollicité pour la broderie à la manière sénégalaise. Un client qui nous trouve sur place témoigne. « J’envoie mon bazin pour la première fois ici. J’ai été séduit par les modèles sénégalais de la vitrine », renchérit-il. Cheick Fall est content d’habiller également des prêtres de l’église catholique. Ce d’autant plus que les boubous brodés étaient considérés comme des vêtements propres aux musulmans. Par ailleurs, Cheick Fall affirme entretenir de bons rapports avec l’administration locale. Il paye régulièrement ses impôts et les patentes municipales. Mieux, Fall ne se plaint pas de racket. Le souci qu’il rencontre avec ses clients est celui reproché à nombre d’artisans. Il s’agit du non-respect des délais. « Les clients disent qu’ils n’aiment pas les faux rendez-vous. Mais souvent, ils ne respectent pas eux-mêmes les rendez-vous », ironise-t-il.
Des emplois offerts à la jeunesse ivoirienne
Marié à une Ivoirienne et père de quatre enfants, le couturier emploie une dizaine de jeunes en majorité ivoiriens. Mariam Sidibé, la secrétaire de Cheick Fall est de ceux-là. Elle est heureuse de son indépendance financière depuis un an et demi. « Avant, je ne gérais qu’une cabine téléphonique qui ne me rapportait pratiquement pas grand-chose. Depuis que je travaille ici, non seulement je gagne mieux ma vie, mais en plus, j’apprends», se félicite-t-elle. Par ailleurs, elle estime que son patron est sur le bon chemin.
Comme lui, Cheick Ly administre la maison « 2STV Couture » à Treichville, Avenue 6 rue 7, toujours au Sud d’Abidjan. M. Ly est spécialiste de la couture broderie pour hommes et femmes dans ce sous-quartier sénégalais. Ses quatre boutiques sont voisines dans les ruelles du secteur qui rappellent l’architecture de Sandaga à Dakar, au pays de la Téranga. « J’ai choisi le nom de 2STV pour rendre hommage à une chaine de télévision du Sénégal », explique-t-il ses motivations. Ici, le patois le plus parlé est la langue wolof. Cheick Ly est installé en Côte d’Ivoire depuis vingt ans. Sa clientèle majoritairement ivoirienne est dominée par les femmes. A l’en croire, les hommes se manifestent le plus en période de fête. « Les modèles prisés étaient les broderies. Mais, depuis un certain temps, mes clientes préfèrent les coutures simples, surtout les robes », précise-t-il. À l’instar de Cheik Fall, il offre des opportunités de travail aux jeunes de Côte d’Ivoire. « En ce moment, je n’embauche pas mais je travaille avec des journaliers ivoiriens que je paye correctement », fait-il savoir.
Notre couturier ne se plaint plus du racket. « Je note une tolérance de la mairie qui ne tient pas rigueur quand la patente n’est pas payée à temps. Avant, nous étions emmerdés par les agents municipaux. Aujourd’hui, ça va ». Cheick Ly s’est initié à la couture depuis son jeune âge dans son pays d’origine. Pour enrichir son art, il a sillonné des pays de la sous-région ouest-africaine avant de s’établir sur les bords de la lagune ébrié. Ses hôtes apprécient bien sa couture. En 2014, la plateforme de la société civile ivoirienne lui a même décerné le Grand Prix Espoir ciseaux d’or de la broderie pour son professionnalisme.
Une mode prisée
En tous cas, la mode sénégalaise ne laisse pas indifférents les Abidjanais. Des animateurs vedettes de la télévision ivoirienne, à l’image de Myrieme Touré, se plaisent à porter les tenues de ces couturiers immigrés pendant leurs émissions. Ils n’hésitent pas souvent à les citer sur le plateau. Yves Aka, secrétaire général de la Fédération nationale des consommateurs de Côte d’Ivoire (Fac-ci) commente : « les Sénégalais d’Abidjan n’ont pas que la fâcheuse réputation d’être des escrocs, comme les stigmatise une certaine opinion. Leur art vestimentaire est beaucoup apprécié. Pendant les périodes de fêtes musulmanes, ils sont sollicités. Ils le sont également en dehors des fêtes musulmanes car aujourd’hui, tout le monde a adopté ce style », fait observer cet acteur de la société civile. Les spécialistes locaux parlent le mieux de cet impact dans les goûts vestimentaires. Pathé’O, styliste de renom, domicilié à Abidjan, habille bon nombre de chefs d’Etats sur le continent. Il a accepté de répondre à nos questions sur le sujet. Selon lui, « il y a une tendance sénégalaise dans les habitudes vestimentaires en Côte d’Ivoire. Cela se retrouve dans la taille des boubous et la broderie ». Pour illustrer ses propos, il cite en exemple la tendance dénommée « Macky Sall », du nom du président sénégalais en exercice ou encore la tendance <<Karim Wade>> qui fait allusion aux boubous portés par le fils de l’ancien chef d’Etat Abdoulaye Wade. « Il s’agit de grands boubous qui ont tendance à trainer au sol. L’appellation varie selon les espaces en Afrique. Mais les Ivoiriens disent qu’on est habillé comme un Sénégalais lorsqu’on porte ce type de boubou car ils connaissent ces vêtements grâce à l’immigration sénégalaise », explique Pathé’O. Giles Touré, un créateur ivoirien qui travaille principalement avec le pagne et le tissu, a une opinion nuancée. Pour lui, « on ne peut pas dire que la mode sénégalaise a une grande influence dans le pays. Par contre, s’il ne s’agit que de boubou brodé pour les hommes, on peut l’affirmer. »
150 mille immigrés sénégalais
La représentation diplomatique sénégalaise à Abidjan estime à 150 mille le nombre de ses ressortissants. Ils sont, entre autres, des artisans ou des commerçants. Ils contribuent, comme ils le peuvent, au développement. Depuis quelques années, les thèmes de la migration et du développement intéressent les scientifiques. Dr Konan Yao Silvère, spécialiste du Centre ivoirien de recherches économiques et sociales (Cires), qui intervient régulièrement sur ces sujets, note que la migration engendre d’importantes conséquences économiques, sociales et culturelles pour les pays d’origine et de destination. « Désormais, la migration est plutôt considérée dans un concept plus large de mobilité du travail ou des compétences et de développement, chaque élément interagissant avec l’autre ». Cette théorie est applicable à la migration des couturiers sénégalais à Abidjan.
Nesmon De Laure
Paru en 2016 chez Nord Sud Quotidien
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